Quand il se
réveilla, engourdi comme lorsqu’on fait une sieste en plein après-midi, il se demanda pourquoi il transpirait tant. Mais il ne tarda pas à comprendre lorsqu’il s’assit. Il était cinq heures moins le quart ; il avait dormi plus de deux heures et demie et le soleil n’était plus caché par le monument aux morts. Mais ce n’était pas tout. Tom Cullen plein de sollicitude, l’avait couvert pour qu’il ne prenne pas froid. Deux couvertures et un édredon.
Il se leva et s’étira. Tom n’était pas dans les parages. Nick s’avança vers l’entrée du square, se demandant ce qu’il allait faire avec Tom… ou sans lui. Le pauvre type se nourrissait au supermarché, à l’autre bout du square. Il n’avait pas hésité à y entrer et à se servir sur les étagères en choisissant les boîtes de conserve qui lui plaisaient d’après les illustrations des étiquettes, parce que, lui avait expliqué Tom, la porte du supermarché n’était pas fermée.
Et Nick se demandait ce que Tom aurait fait si elle l’avait été. Sans doute aurait-il oublié ses scrupules lorsqu’il aurait eu suffisamment faim. Mais que serait-il devenu lorsque le supermarché aurait été vide ?
En fait, ce n’était pas vraiment ce qui le dérangeait à propos de Tom. Ce qui le dérangeait, c’était la joie pathétique avec laquelle le pauvre type l’avait accueilli. Attardé comme il l’était, pensa Nick, il ne l’était pas suffisamment pour ne pas souffrir de la solitude.
Sa mère et la femme qu’il appelait sa tante étaient mortes. Son père était parti depuis longtemps. Son patron, M. Norbutt, et tous les autres habitants de May avaient fichu le camp un soir à Kansas City pendant que Tom dormait. Il était resté là à errer dans la grand-rue, comme un gentil fantôme. Et il prenait des initiatives qui n’étaient sans doute pas les meilleures – comme cette histoire de whisky. S’il se saoulait encore, il risquait de se faire du mal. Et s’il se faisait du mal sans personne pour s’occuper de lui, ce serait peut-être la fin de Tom.
Mais… un sourd-muet et un arriéré mental ?
Qu’est-ce qu’ils pourraient bien fabriquer ensemble ? Un type qui ne peut pas parler, un autre qui ne peut pas penser.
C’était injuste. Tom pouvait penser un peu cependant, mais il ne savait pas lire, et Nick ne se faisait pas d’illusions. Il se fatiguerait vite de jouer aux devinettes avec Tom Cullen. Le pauvre Tom ne s’en fatiguerait sûrement pas, lui. Putain, non.
Il s’arrêta sur le trottoir à l’entrée du jardin public, les mains dans les poches. Bon, décida-t-il, je peux passer la nuit ici avec lui. Une nuit de plus ou de moins, quelle importance ? Je vais pouvoir lui préparer quelque chose de convenable à manger.
Et Nick partit à la recherche de Tom.
Cette nuit-là,
Nick dormit dans le square, sans avoir revu Tom. Quand il se réveilla le lendemain matin, trempé de rosée mais en pleine forme, la première chose qu’il vit lorsqu’il traversa le square, ce fut Tom en train de jouer avec des petites voitures, accroupi devant une énorme station-service Texaco en plastique.
Tom avait sans doute jugé que, si l’on pouvait entrer dans la pharmacie de Norton, rien n’empêchait d’entrer ailleurs. Il était assis sur le trottoir, devant le Prisunic, le dos tourné. Une quarantaine de petites voitures étaient alignées au bord du trottoir.
À côté de lui se trouvait le tournevis dont il s’était servi pour forcer la vitrine des jouets. Son choix n’était pas si mauvais : des Jaguar, des Mercedes, des Rolls-Royce, une Bentley d’un vert criard, une Lamborghini, une Ford, une Pontiac Bonneville, une Corvette, une Maserati et le clou de la collection : une Moon 1933. Tom se donnait beaucoup de mal, faisait entrer et sortir ses petites voitures du garage, faisait le plein à la pompe. Le pont de graissage fonctionnait. Nick vit que Tom soulevait de temps en temps une voiture et faisait semblant de travailler dessous. S’il n’avait pas été sourd, il aurait pu entendre dans le silence presque total qui les entourait le bruit que faisait l’imagination de Tom Cullen lorsqu’elle se mettait en branle : brrrr avec les lèvres quand les voitures arrivaient à la station-service, tchic-tchic-ding ! quand il faisait le plein d’essence, ccchhhhhhhhh quand le pont de graissage montait ou descendait. En fait, il parvenait à saisir des bribes de conversations échangées entre le propriétaire de la station-service et les petits bonshommes dans leurs petites voitures : Le plein, monsieur ?
Super ? C’est parti ! Je vais nettoyer le pare-brise, madame. Je crois que c’est le carburateur. On va regarder dessous pour voir ce que c’est. Les toilettes ? Juste à côté, à droite !
Et au-dessus du crétin et de ses jouets, sur des kilomètres et des kilomètres, aux quatre coins de l’horizon, le ciel que Dieu avait donné à ce petit trou perdu de l’Oklahoma.
Nick se dit : Je ne peux pas le laisser. Je ne peux pas faire ça. Et, tout à coup, une énorme vague de tristesse s’empara de lui une tristesse si déchirante qu’il crut un instant qu’il allait pleurer.
Ils sont partis à Kansas City, pensait-il. Ils sont tous partis à Kansas City.
Nick traversa la rue et donna une tape sur le bras de Tom qui sursauta et se retourna. Rouge de confusion, il souriait d’un air coupable.
– Je sais que c’est pour les petits, pas pour les grands. Je sais ça, papa me l’a dit.
Nick haussa les épaules en souriant. Tom parut soulagé.
– C’est à moi maintenant. Si je veux. Parce que si vous pouvez entrer dans la pharmacie, moi je peux entrer dans le Prisunic. C’est vrai, non ? Je suis pas obligé de les remettre ?
Nick fit signe que non.
– Alors, les autos sont à moi, dit Tom, tout content.
Et il se remit aussitôt à jouer avec son garage. Mais Nick lui donna une petite tape sur l’épaule.
– Quoi ?
Nick le tira par la manche de sa chemise et Tom se releva sans se faire prier. Nick le conduisit à l’endroit où il avait laissé sa bicyclette. Il pointa l’index sur sa poitrine, puis montra la bicyclette. Tom fit signe qu’il avait compris.
– Je comprends. C’est votre bicyclette. Le garage est à moi. Je ne prend pas votre bicyclette et vous ne prenez pas mon garage. Compris !
Nick secoua la tête. Il se montra du doigt, puis montra la bicyclette, la grand-rue et fit un petit signe d’adieu.
Tom ne bougeait plus. Nick attendait.
– Vous vous en allez, monsieur ?
demanda Tom d’une voix hésitante.
Nick acquiesça.
– Non, je ne veux pas !
Tom ouvrait de grands yeux, très bleus, remplis de larmes.
– Je vous aime bien ! Je veux pas que vous partiez à Kansas City !
Nick attira Tom contre lui et lui passa le bras autour du cou. Puis il reprit son manège : lui, Tom la bicyclette, s’en aller.
– Je comprends pas.
Patiemment, Nick recommença. Mais cette fois, il saisit la main de Tom et l’agita comme pour dire au revoir.
– Vous voulez que je parte avec vous ? demanda Tom avec un sourire incrédule.
Nick fit signe que oui.
– Chouette ! Tom Cullen s’en va ! Tom…
Il s’arrêta tout à coup et lança un regard inquiet à Nick.
– Je peux emporter mon garage ?
Nick réfléchit un instant, puis hocha la tête.
– Alors c’est parti ! fit Tom dont le visage s’éclaira aussitôt. Tom Cullen s’en va !
Nick le fit s’approcher de la bicyclette, montra Tom, puis la bicyclette.
– Je suis jamais monté sur un vélo comme ça, dit Tom qui regardait la manette du dérailleur, la selle haute et étroite. Je crois que vaut mieux pas. Tom Cullen va tomber sur un vélo comme ça.
Nick se sentit soulagé. Je suis jamais monté sur un vélo comme ça, donc il savait faire de la bicyclette.
Il suffisait d’en trouver un modèle plus simple. Tom allait le ralentir, c’était inévitable, mais peut-être pas tant que ça après tout. Et rien ne pressait de toute façon. Les rêves ne sont que des rêves. Pourtant, il sentait un besoin profond de se dépêcher, quelque chose de fort et d’indéfinissable, un ordre de son inconscient.
Ils revinrent à l’endroit où Tom avait laissé sa station-service. Nick la montra, sourit à Tom, puis lui fit un signe de tête. Sans se faire prier, Tom s’accroupit aussitôt mais, au moment où il allait prendre deux petites voitures, il s’arrêta et regarda Nick avec des yeux méfiants et inquiets.
– Vous n’allez pas partir sans Tom Cullen ?
Nick s’empressa de lui répondre que non.
– Alors tant mieux, dit Tom qui se mit aussitôt à jouer avec ses petites voitures.
Sans trop savoir ce qu’il faisait, Nick passa la main dans les cheveux de l’homme. Tom leva les yeux et lui fit un sourire timide. Nick lui rendit son sourire. Non, il ne pouvait pas le laisser là. Sûrement pas.
Il était près
de midi lorsqu’il trouva une bicyclette qui lui parut convenir à Tom. Il n’aurait pas cru qu’il lui faudrait si longtemps pour en dénicher une, mais la plupart des gens avaient fermé à clé leur maison et leur garage avant de s’en aller. Il avait donc passé trois bonnes heures à chercher de rue en rue, trempé de sueur, car le soleil tapait déjà dur.
Finalement, il avait trouvé ce qu’il cherchait dans un petit garage à la sortie sud de la ville. Le garage était fermé, mais il y avait une fenêtre assez grande pour qu’il puisse se faufiler à l’intérieur. Nick cassa la vitre avec une pierre et détacha soigneusement les éclats de verre qui tenaient encore au vieux mastic. À l’intérieur l’air étouffant sentait l’huile et la poussière. La bicyclette, un vieux vélo de garçon, était appuyée contre une station-wagon aux pneus complètement lisses.
Avec la chance que j’ai, elle sera sûrement fichue pensa Nick. Pas de chaîne, les pneus à plat, quelque chose en tout cas. Mais cette fois, la chance était avec lui. Les pneus étaient bien gonflés et pas trop usés. La chaîne semblait suffisamment tendue. Accrochée sur le mur, entre un râteau et une pelle, une trouvaille inespérée : une pompe presque neuve.
En cherchant un peu, Nick découvrit une petite burette d’huile. Il s’assit sur le sol de ciment craquelé et, sans se soucier de la chaleur, huila méticuleusement la chaîne et les deux pignons. Il ficela la pompe sur le cadre de la bicyclette, puis ouvrit la porte du garage. L’air frais n’avait jamais senti aussi bon. Il ferma les yeux, prit une profonde respiration, poussa la bicyclette jusqu’à la rue, l’enfourcha et se mit à pédaler lentement. La bicyclette roulait bien, exactement ce qu’il fallait à Tom… à condition qu’il sache vraiment faire de la bicyclette.
Il laissa la bicyclette près de la sienne pour refaire un tour au Prisunic. Au fond du magasin, dans un fouillis d’articles de sports qui traînaient un peu partout, il découvrit une splendide trompe chromée avec une grosse poire de caoutchouc rouge. Tom allait être content. Nick alla chercher un tournevis et une clef à molette au rayon des outils, puis il ressortit. Tom faisait la sieste dans le square, tranquillement installé à l’ombre du monument aux morts.
Nick installa la trompe sur le guidon de la bicyclette de Tom. Puis il alla chercher au Prisunic un grand fourre-tout et revint au supermarché remplir son sac de conserves. Il était arrêté devant des boîtes de haricots quand il aperçut une ombre filant devant la vitrine. S’il n’avait pas été sourd, il aurait déjà su que Tom avait découvert son vélo. Le pouet pouet asthmatique de la trompe résonnait dans la rue déserte, entre les éclats de rire de Tom Cullen.
Nick sortit du supermarché et le vit qui descendait à toute vitesse la grand-rue, ses cheveux blonds et sa chemise flottant au vent, écrasant de toutes ses forces la poire rouge de la trompe. Un peu plus loin, il fit demi-tour, un sourire triomphant sur les lèvres. Son garage Fisher-Price était installé sur le porte-bagages. Les poches de son pantalon et de sa chemise étaient bourrées à craquer de petites voitures.
Le soleil jetait des éclats fugitifs sur les rayons des roues. Et Nick pensa qu’il aurait aimé entendre le son de la trompe, juste pour voir s’il lui plaisait autant qu’à Tom.
Tom lui fit un grand signe en passant devant lui continua à fond de train, fit demi-tour un peu plus loin et revint vers lui en appuyant frénétiquement sur la poire de caoutchouc. Nick leva la main pour lui faire signe de stopper, comme un agent de police. Tom freina et s’arrêta en dérapant juste devant lui. Haletant, jubilant, il transpirait à grosses gouttes.
Nick tendit la main dans la direction de la sortie de la ville et fit un signe d’adieu.
– Je peux toujours emporter mon garage ?
Nick lui fit signe que oui.
– On s’en va tout de suite ?
Signe de tête.
– À Kansas City ?
Signe de tête.
– Où on veut ?
Oui. Où ils voulaient, pensa Nick, mais sans doute dans la direction du Nebraska.
– Chouette ! Chouette !
On y va !